Ma fille, ma bataille
Hakan est fort comme un turc. D’ailleurs, il l’est.
Je l’avais déjà défendu dans une affaire de violences volontaires réciproques avec un collègue de travail sur un chantier.
Masse de muscles et boule de nerfs, Hakan n’avait pas supporté que son collègue ait failli faire ébouler un mur en plâtre sur lui; il avait saisi une masse et avait transformé les os du maladroit, en puzzle.
Ce gros dur quinquagénaire revient me confier deux nouvelles affaires du même acabit : des coups et blessures avec arme (un marteau cette fois, il s’améliore) contre un couple avec qui il s’est querellé pour une histoire de place grillée dans la file d’attente d’un supermarché. Et des coups et blessures sur mineur de 15 ans, contre le chef d’une bande d’ados qui menaçait sa fille parce qu’elle a dénoncé leur consommation de drogue. Sans interruption de travail à chaque fois pour ses victimes. Comme quoi Hakan est sur le bon chemin…
Justement, il est venu accompagné par un jeune aux cheveux courts que j’identifie comme son fils. Je croyais d’ailleurs que Hakan était venu pour lui, ce garnement. Mais quand j’étais venu les chercher d’un jovial « c’est à vous, messieurs », il l’avait laissé absorbé dans un vieux Télérama, dans la salle d’attente.
Je demande : « votre fille qui est menacée, c’est la sœur de votre fils, là ? »
Hakan me répond, en baissant la voix : « non, c’est elle, ma fille ; elle se veut garçon. Elle a 14 ans . Sa mère dont je suis divorcée, l’a mise dehors à cause de cela. Alors, je l’ai recueillie. On voit des psychologues et un endocrinologue pour l’accompagner dans son choix. »
S’il a baissé la voix, ce n’est pas par honte (de quoi d’ailleurs ?), mais par délicatesse envers sa fille, qui pourrait lui en vouloir d’étaler ainsi sa vie privée au premier venu, fut-il son avocat. Hakan ne juge pas. Il ne se plaint pas. Il accepte. Il aide sa fille qui va devenir son fils. Il le/la défend contre les moqueries, les ricanements, les critiques, les incompréhensions, les rejets par sa communauté.
Lui, le gros dur, n’a pas un cœur de pierre.
Juste un cœur de père.
Encore tout chamboulé par cette révélation, au moment de prendre congé, je me suis surpris à dire « au-revoir jeune homme » à sa fille.
Elle m’a souri.