L’erreur est humaine. La justice aussi, parfois.

5 octobre Un Commentaire Catégorie: Non classé

« Allô Maître c’est Yasser. Vous vous souvenez de moi ? J’ai de nouveau des problèmes. J’ai besoin de vous. »

Oui, je me souviens de vous, Yasser. Je vous ai défendu devant le Tribunal correctionnel. C’était il y a trois ans. Vous aviez conduit un véhicule sans permis français. Vous aviez un permis kenyan, il s’était alors posé la question de son authenticité. Car un permis obtenu dans certaines contrées « exotiques » est, aux yeux de certains, intrinsèquement suspect: il ne peut qu’être contrefait, ou de pure complaisance après paiement d’un bakchich…

Finalement il avait été admis que ce permis était valide…mais au Kenya, pas en France, Yasser, pas en France ! Vous étiez donc considéré comme conducteur d’un véhicule sans être titulaire du permis. Un délit prévu et réprimé par l’article L 221-2 du Code de la route, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. Pouvant également vous faire encourir, entre autres peines complémentaires, la confiscation du véhicule si tant est que vous en soyiez propriétaire. Nous avions plaidé la bonne foi, et vous aviez écopé d’un ou deux mois d’emprisonnement avec sursis, je ne sais plus…ne me dites pas que vous avez récidivé ?

« Si, Maître. Mais cette fois, avec mon permis comorien… »

Mais enfin Yasser, vous n’allez tout de même pas nous faire le tour du globe avec vos permis ! Si vous avez été condamné avec un permis kenyan, vous le serez tout autant avec un permis comorien ! c’est un permis français qu’il vous faut ! Fran-çais ! Et en récidive, vous avez déjà une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Elle risque de s’abaisser…quant à votre véhicule, préparez-vous à lui dire adieu…

« Je sais Maître mais je n’ai pas eu le choix. Il fallait que je conduise. Je vous expliquerai. Bon, là je suis au commissariat de Meyzieu. On veut prendre ma déposition en audition libre. Mais on vient de me notifier mes droits, je peux avoir un avocat, alors j’ai pensé à vous… »

C’est fort aimable. Mais vous me prenez un peu de court. Vous êtes à 80 kilomètres…

« attendez, je vous passe une policière ».

La policière m’explique qu’elle n’a pas trop besoin de moi, que c’est juste une petite audition-de-rien-du-tout, et suggère de faire l’entretien entre mon client et moi…par téléphone !

« C’est cela, oui. Pas question. Soit vous m’attendez, soit on reporte… »

Ce sera un report. Yasser est reconvoqué la semaine suivante.

 Sitôt sorti du commissariat, Yasser me rappelle pour prendre rendez-vous afin de préparer sa prochaine audition.

« Je ne gagne pas beaucoup d’argent Maître, je suis juste au-dessus du seuil de l’aide juridictionnelle, mais je tiens à vous payer un petit quelque chose en plusieurs fois. Vous savez, en ce moment, c’est dur: tout le monde pleure ! »

A qui le dites-vous…

Yasser vient au rendez-vous, accompagné d’un ami-chauffeur. Il n’a pas le droit de conduire. L’ami en question, vu son gabarit, doit certainement faire aussi office de garde du corps.

Alors, Yasser, pourquoi avez-vous reconduit ? Vous êtes incorrigible !

« Je n’ai pas eu le choix Maître ! »

A d’autres. On a toujours le choix.

Alors Yasser raconte.

Il est père de deux enfants de onze et deux ans. Le plus petit est avec sa mère qui est retournée vivre à Mayotte. Elle a laissé le plus grand à Yasser, qui s’en occupe aussi bien qu’il peut. Sauf que le fils de Yasser est handicapé. Il a trois ans et demi de retard mental sur les enfants de son âge. Il sait à peine lire et écrire. Ne peut pas prendre un bus tout seul.

Et c’est là que le bât blesse: le fils de Yasser doit suivre un cursus scolaire dans un établissement spécialisé. Il n’y en a pas, dans la ville de Yasser. Il faut faire 30 kilomètres jusqu’à Vaulx-En-Velin. Son fils ne peut pas prendre le bus seul: il est incapable de lire le nom des stations, et il y a trois changements de ligne…

Jusqu’à l’an dernier, le médecin du fils de Yasser lui faisait une attestation pour qu’il bénéficie d’une prise en charge par le conseil départemental. Il était conduit à l’école et ramené à la maison, en taxi. Mais le médecin a pris sa retraite, et son remplaçant, qui ne connaît pas encore bien ce jeune patient, a refusé de délivrer le précieux sésame. Plus d’attestation médicale, plus de subvention. Plus de subvention, plus de taxi. Plus de taxi…il ne reste plus que la voiture. Alors Yasser, contraint et forcé, a couru le risque. Pour son fils, il a repris le volant. Et pas de chance, est tombé sur un contrôle routier. A 200 mètres de chez lui…

Yasser me justifie de tout ce qu’il avance: les attestations médicales. Les courriers d’acceptation puis de refus de prise en charge des frais de taxi. La scolarisation de son fils. Le bilan orthophonique désastreux.

« En plus, Maître, c’est pas juste: mon permis comorien, il est rose, comme le permis français ».

Ce n’est pas qu’une question de couleur, cher Yasser…

Je le prépare à l’audition. Lui remets des modèles d’attestations pour compléter son dossier par le témoignage de proches sur les lacunes de son fils et sur l’impossibilité de celui-ci d’être autonome, de s’orienter dans une ville…

Je mets également Yasser en garde contre les pièges qui l’attendent: « on » lui fera certainement dire qu’il conduisait ainsi depuis la rentrée, et qu’il continue encore après avoir été pris… »on » lui demandera l’air de rien, « innocemment », depuis combien de temps il a sa voiture…et comment il s’arrange désormais pour que son fils aille à l’école…

Le jour de l’audition arrive. Je me présente au commissariat avec Yasser. Il a emporté avec lui, des tas de papiers. Il veut justifier de tout, y compris de l’acte de naissance de son fils. Yasser est mort de trouille. Il a peur d’aller en prison.

Nous nous annonçons à l’accueil du bunker dans lequel les policiers sont barricadés. L’état d’urgence et les risques d’attentat créent tout de même une drôle d’ambiance…

Le planton de permanence me prend ma carte professionnelle, PLUS ma carte d’identité. Sait-on jamais. des fois que je sois un faux avocat mais un vrai terroriste…

L’on me regarde d’un air soupçonneux… »C’est curieux on ne vous a pas dans nos données…vous avez déjà assisté quelqu’un en garde à vue ? »

Quelle bonne blague. Ancien secrétaire de la Conférence du Barreau de Paris, 20 ans de barre, j’ai goûté de la garde à vue plus souvent qu’à mon tour. Avec des barbus, des violeurs, des tueurs, des escrocs, des voleurs, des braqueurs, des dealers…

« Z’êtes pas d’ici ? Z’êtes de quel barreau ? »

Regardez ma carte. C’est comme le port-salut, c’est marqué dessus…

« Ah ben c’est pour ça qu’on ne vous a pas…Il va falloir qu’on vous rentre ! »

Justement, rentrer, j’aimerais le faire au plus tôt…

Une demi-heure plus tard, une policière en uniforme nous introduit dans un dédale de couloirs et nous conduit jusqu’à un bureau. L’audition commence.

  »Bon, je ne vous redis pas vos droits…votre situation n’a pas changé depuis la semaine dernière, vous êtes toujours Yasser X, né tel jour à tel endroit ? »

Il n’y a pas de raison que ça change…

« Souhaitez-vous répondre à mes questions ? »

Yasser se tourne vers moi, attend une bouée de sauvetage…

C’est vous qui voyez Monsieur, je ne vais pas répondre à votre place ! Mais a priori vu la situation, oui, vous pouvez répondre…

  »Bon, depuis quand avez-vous votre voiture ? »

Yasser me regarde à nouveau, avec un sourire reconnaissant, du genre de celui qu’on adresse à un copain qui vous a dévoilé le sujet avant l’examen.

« oh, depuis deux-trois mois pas plus… »

Yasser reconnaît tout. Il s’enferre un peu en rajoutant comme raison de sa prise de volant, un copain à dépanner qui lui a demandé de le conduire chez un employeur pour poser un CV. Puis il prend confiance, et se lâche. Il raconte son fils. Ses difficultés du quotidien. Son sacrifice de père « pour que le petit aille au moins à l’école et ne soit pas en retard. ça lui fait du bien, l’école. » L’aide de la maîtresse qui lui a fait retenter une demande de prise en charge des transports par le conseil départemental, avec attestation de sa part à l’appui. Il donne le certificat de scolarité, l’avis de l’orthophoniste.

Yasser va même signaler spontanément sa première condamnation d’il y a trois ans pour des faits similaires, mais pas pour les mêmes raisons.

« Dites Madame, je vais aller en prison ? »

« Je ne sais pas, je vais demander à la procureure. C’est elle qui décidera. Vous êtes en récidive donc il n’y aura pas de composition pénale. Vous serez peut être convoqué dès ce jour à une audience devant le Tribunal correctionnel, peut être en CRPC »  –Comparution sur Reconnaissance Préalable de Culpabilité, le fameux « plaider coupable » qui consiste à tenter de négocier une peine plus douce avec le Parquet…

Le Procès-verbal doit être repris plusieurs fois : quelques précisions oubliées à apporter, quelques erreurs, et en plus mon prénom mixte m’a valu des mentions au féminin…

Je relis le PV à haute voix. Yasser n’ose pas l’avouer, mais j’ai bien compris qu’il ne savait pas bien lire le français. Et que c’est précisément la raison pour laquelle il est inscrit à l’auto école depuis des années mais n’est « pas très assidu »…

Une dernière question: pourquoi n’avez-vous pas fait refaire votre carte de séjour que vous indiquez avoir perdue ?

« Parce que ça coûte 250 € et que je n’ai pas les moyens… »

Bon, pour mes honoraires, c’est mort. Je le note au passage. Mais c’est secondaire.

« Je vais appeler la procureure, je vous raccompagne à l’accueil en attendant »…

Nous patientons enfin une heure quand un nom est appelé, ressemblant vaguement à celui de Yasser.

« Ah excusez-moi, votre nom j’ai toujours autant de mal à le prononcer… »

Retour dans le dédale de bureaux bunkérisé (on n’y accède qu’avec un badge et accompagné).

« La procureure a décidé de fermer les yeux sur la récidive. Vous allez passer en composition pénale le 12 novembre à Villeurbanne, devant un délégué du procureur. On fait comme si c’était la première fois. Vous devrez simplement venir avec 150 € en timbres-amendes que vous trouverez au bureau de tabac. Ce ne sera pas inscrit sur votre casier. Bon, attendez encore, je ne peux pas signer les documents que je vous remets, il faut que je demande à mon chef. »

Nous sortons du commissariat. Yasser souffle un grand coup. Il a les yeux humides. Il a conscience d’avoir bénéficié d’un traitement de faveur. Un an d’emprisonnement, 15 000 € d’amende encourus, plus révocation de son précédent sursis, et confiscation de son véhicule, voilà ce qu’il encourait entre autres. 150 € d’amende en composition pénale, voilà ce qu’il aura.

Quatre heures dans un commissariat, une policière, un avocat, un OPJ signataire, une procureure, un délégué du procureur, une audience de composition pénale. Une débauche de moyens et d’hommes et de femmes. Pour 150 €.

C’est ce qui fait la beauté de la Justice, parfois. Ne pas compter les heures, ni les moyens déployés, pour parvenir à ces petits riens qui pour Yasser, sont un grand soleil. La procureure a agi en humanité. Et l’humanité, ça n’a pas de prix.

Quand je pense que certains voudraient remplacer, pour les petits délits, les juges par des machines qui donneraient des peines automatiques. On voit bien qu’ils ne connaissent pas Yasser !

« Au fait Maître vous ne pourriez pas me conduire à mon arrêt de bus avec votre belle voiture ? Je n’ai plus le droit de conduire, vous savez… »

L’avocat ne fait pas que du bla-bla. Il fait Bla-Bla Car aussi, parfois.

SMS de Yasser le soir-même, pour remercier, et demander mon RIB.

Pas la peine. Je ne vais pas me laisser damer le pion par une procureure côté bons sentiments, non mais, ho !! Et puis d’abord, mes amis sur les réseaux sociaux vous le diront: je suis impayable.

Une réponse

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  1. Hors sujet (apprécié, le sujet, hein !) :
    « Ancien secrétaire de la Conférence du Barreau de Paris »
    Vous avez donc eu le plaisir de torturer des candidats au lynchage lors de conférences Berryer ?
    J’ai eu le plaisir cruel d’assister à quelques-unes. Exercice fort intéressant, aussi bien pour les masos dans l’arène que pour les tortionnaires.
    Je suis trop loin de Paris maintenant pour y retourner, mais c’est avec regrets.

    Line YOBLE 5 octobre 2016 à 20 h 49 min Permalink

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