le « je » de l’égo
« Un égoïste, c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi ! »
Eugène Labiche avait –déjà- tout compris de la nature humaine.
Si le dramaturge a quitté ce monde depuis près de 130 ans, le jeu de l’égo lui a largement survécu. L’on s’y adonne toujours, et même, de plus en plus.
C’en est devenu un phénomène de société, au point qu’une chronique journalistique lui soit récemment consacrée dans Le Figaro.
Sous le titre évocateur : » l’impitoyable règne du moi je à la machine à café », l’auteur, Quentin Périnel, écrit :
«c’est comme moi…», trois mots qui résument parfaitement le nombrilisme généralisé qui règne à la machine à café. La machine à café, cet endroit impitoyable où vous vous rendrez compte que les discussions de groupe ne sont, la plupart du temps, qu’un vaste concours de «moi je» où chacun tente d’en placer une dès qu’il le peut afin de parler de soi-même et de montrer à quel point son week-end était plus trépidant que celui de l’autre. Avec un peu de franchise, il ne me semble pas compliqué d’admettre le ridicule de la situation… et son omniprésence dans nos bureaux (…) »
et de conclure : » qui sait, peut-être qu’un jour on posera des questions à ses collègues, ou mieux, qu’on s’intéressera à ce qu’ils nous racontent sans avoir pour unique préoccupation de monopoliser la parole!«
Quentin Périnel se trompe. » Le règne du « moi je » ne se cantonne pas à la machine à café. Il a littéralement, colonisé les esprits.
Au jeu de l’égo, les politiciens et les avocats semblent imbattables.
Déjeunant un jour avec un homme politique local, je tentais de lui faire passer un message sur la situation compliquée d’une amie et de solliciter son appui. Il ne m’a jamais écouté, perdu qu’il était dans ses calculs politiques et ses considérations sur la campagne électorale à venir. Finalement, j’ai renoncé à quémander quoi que ce soit et l’ai laissé poliment disserter sur son avenir, ses adversaires bien moins bons que lui, ses pompes et ses œuvres. Je n’en ai rien retenu, mais il semblait satisfait et soulagé d’avoir trouvé un auditoire.
Les avocats quant à eux, semblent pire encore. Si vous en connaissez un (ou plusieurs), faites le test: vous pouvez être en conversation animée et très intéressante, l’avocat qui arrive, va aussitôt s’y greffer, sans se demander le moins du monde s’il gêne ou si vous ne désiriez pas avoir une conversation privée avec votre interlocuteur. Bien plus, l’avocat va interrompre votre échange et tout de go, imposer un nouveau sujet. Dans lequel il aura, cela va de soi, le rôle central. La plupart du temps, il sort tout juste d’audience, et tient absolument à vous refaire sa plaidoirie. L’avocat est un grand angoissé: s’il éprouve un besoin absolu, du regard des autres, d’attirer à lui l’attention, d’être le centre d’intérêt, c’est surtout pour que vous le rassuriez. Il a un métier fascinant, bien davantage que le vôtre, cher lecteur. Et si vous êtes l’un de ses Confrères, il requiert votre approbation: « j’ai plaidé ceci, qu’est ce que tu en penses ? » Critique interdite, il va de soi. Il est de bon ton de lâcher un « j’aurais fait comme toi », ou, extase suprême pour qui le reçoit, un « je n’aurais pas fait mieux ».
L’avocat a besoin qu’on l’admire ou qu’on le plaigne. J’ai le souvenir d’un maître de stage, à qui j’annonçais que je venais d’apprendre un décès dans ma famille. Et dont la réaction fut ce commentaire sobre: « c’est vraiment une mauvaise journée. Moi-même, j’ai une crise de goutte ». Je suppose que c’était sa manière personnelle de m’adresser ses sincères condoléances.
Le narcissisme teinté de mégalomanie de l’avocat poussé à son paroxysme, je pense l’avoir vécu à l’occasion du mariage de l’un de mes dévoués Confrères.
Au cours du repas étaient diffusées sur écran , ses plaidoiries, filmées, qu’il refaisait, en robe, devant sa famille.
Il y avait également des extraits d’émissions télévisées auxquelles il avait participé. De la Famille en Or, à un reportage de LCI lors des attentats du 11 septembre car se trouvant alors à New-York, il avait appelé les chaînes d’info pour témoigner de ce qu’il avait vu en face du World Trade Center.
Une photo de lui à côté de celle de Jacques Chirac, alors Président de la République, et du texte de l’Appel du 18 juin, trônait sur un présentoir.
Son épouse semblait absente du tableau, comme transparente, phagocytée par le personnage et son égo.
Mais je ne vaux certes guère mieux que mes Confrères. Ayant bien plus qu’à mon tour, succombé aux sirènes des réseaux sociaux qui n’ignorent plus rien de ce que je considère être de « bons » mots; et, persuadé que je le devais au Monde qui n’attendait que cela, j’ai publié en librairie, les perles des tribunaux. Ce blog lui-même, n’est-il pas le reflet d’un certain narcissisme de celui qui jouit à l’idée d’être lu, et consulte fébrilement les statistiques pour savoir combien de personnes ont pris connaissance et relayé sa pensée profonde ?
En nous donnant un pouvoir de diffusion qui se limitait auparavant à l’intimité du cercle familial et amical, les réseaux sociaux ont fait de nous, des Narcisse en puissance.
La crise actuelle et les difficultés de la vie, ont fait le reste.
Comment penser à l’Autre lorsqu’il s’agit, avant tout, de survivre, soi ?
Et quand une once de solidarité s’exprime, l’on est souvent édifiés, par les raisons profondes poussant nos concitoyens à condescendre se pencher sur le malheur d’autrui.
Des reporters ont ainsi récemment interrogé des personnes qui avaient donné de l’argent à un SDF afin qu’ils expliquent les raisons de leur geste.
L’immense majorité des réponses, ramenait à la personne même du donateur :
« Ce pourrait être moi, mon fils, mon père »
« Si j’étais dans la galère, moi aussi j’aimerais qu’on m’aide ».
De fait, nous avons besoin, pour nous sentir solidaires ou compatissants, de nous identifier aux personnes concernées.
Cela, les média l’ont parfaitement compris.
Le 19 mars dernier, un avion s’est écrasé, faisant 62 morts.
Sauf qu’il s’agissait d’un avion d’une compagnie peu connue du public (Flydubai) et que l’accident a eu lieu au fin fond de la Russie, à Rostov-Sur-Le Don. Et qu’il n’y avait aucun français parmi les victimes.
Nous n’en avons donc, rien su, ou presque.
Mais que l’avion parte de Paris et/ou comprenne des passagers français, et c’est la Une de l’actualité assurée. Ce qui devrait être, toujours, le cas.
Il en va de même s’agissant des attentats, quasi quotidiens et parfois plus meurtriers que les nôtres, sauf qu’ils se déroulent au Tchad, ou au Nigéria. Et ne touchent que des autochtones.
http://souslarobe.unblog.fr/2015/12/01/putain-de-novembre/
Plus glauque encore ! Deux policiers sont pris à partie par une quinzaine de voyous qui brûlent leur véhicule.
Des passants (journalistes ?) filment tranquillement la scène « pour faire un scoop ». La question de la Non Assistance à personnes en danger se pose cruellement…
Des manifestants « pacifiques » aident les policiers à sortir du véhicule parce que, disent-ils « s’ils brûlent dedans, ça va donner une mauvaise image de notre mouvement ».
Des riverains interviennent avec un extincteur et appellent les pompiers: « vous comprenez il y avait notre voiture juste à côté, on ne voulait pas que le feu s’y propage ». Si, si. Tel que je vous l’écris. Reportage sur BFMTV, hier soir.
Le dénominateur commun ? Chacun pour sa gueule.
On vit dans une société formidable.
Mais tout n’est pas perdu.
Le Pape François s’est rendu dans un camp de réfugiés. Il en est revenu avec dans son avion, plusieurs familles, même pas chrétiennes. Ceux qui n’avaient rien compris, le lui ont reproché. Pourquoi n’avait-il pas donné la priorité aux personnes partageant sa religion ?
Parce qu’il n’a pas choisi d’aider les réfugiés en prenant en considération leurs origines, mœurs, pensées ou religion. Parce qu’il a vu en eux des êtres humains à sauver, qu’on ne choisit pas comme on le ferait d’un article dans un magasin.
Le Pape nous envoie, ce faisant, un message fort.
Nous sommes tous enfants d’une même terre.
Il faut respecter l’autre en son altérité et non pas le limiter à un autre « soi ».
Le véritable amour est don de soi, et pas amour de soi.
Il est désintéressé et n’est pas même mû par la considération du « pourvu que cela ne m’arrive pas, à moi ! »
C’est en cela que nous serons, tout simplement et en sincérité, solidaires, et humains.
Au fait, plus de 300 enfants sont morts en Méditerranée depuis le mois de septembre. Et un naufrage pourrait avoir fait 500 morts fin avril.
Cela vous touche ?