Comparaison n’est pas raison
Entendu ce matin sur RTL première radio de France, un représentant du syndicat des buralistes. Celui-ci s’insurgeait en ces termes, contre le projet d’augmenter le prix du paquet de cigarettes jusqu’à dix euro, au nom de la lutte contre le tabagisme: « Le nombre de morts sur les routes a diminué sans qu’on ait eu besoin de taxer le prix des voitures ! »
Cette réflexion hautement philosophique aura eu un mérite –et à mon sens, il s’agit bien du seul: celui de me tirer de ma torpeur matinale pour m’arracher un grand éclat de rire.
Qu’en voilà un raisonnement intelligent ! Et s’il fallait le pousser jusqu’au bout de sa « logique », à combien de cigarettes par jour/ semaine / mois, fixerait-on l’amende pour dépassement de la limite autorisée ? Aurons-nous des détecteurs de tabagie qui feraient office de radars ?
Aussi navrante soit-elle, cette « démonstration » est révélatrice d’une manière de raisonner, hélas toujours plus courante: celle de la comparaison.
Mais comparaison n’est pas raison. La comparaison, c’est la paresse de l’esprit: une belle image, même fausse, sera bien plus compréhensible qu’un savant raisonnement, même exact. Mais la comparaison de ce qui n’est pas comparable, conduit à un raisonnement fatalement bancal. Mélanger les choux et les carottes, n’est bon que pour la soupe.
Les exemples de ces raisonnements comparatoires sont légions.
Citons, ainsi :
« Le Président voyage en Polynésie, et l’on discute de la suppression de l’accent circonflexe, alors que le chômage ne cesse d’augmenter ! »
Et donc…si l’on prend le « raisonnement » à l’envers, si le Président reste en France et que l’on ne réforme pas l’orthographe, cela fera baisser le chômage ?
Cette « savante » réflexion semble typiquement masculine: il n’y a guère qu’un homme pour croire impossible de faire deux choses à la fois !
Les voyages du Président, le débat sur l’orthographe et le chômage, n’ont strictement rien à voir entre eux…mais par un « raccourci » populiste, les voilà mis en parallèle, pour faire croire que nos gouvernants ne se préoccuperaient que de choses, fatalement « futiles », en comparaison au problème du chômage qui devrait les mobiliser jour et nuit, exclusivement…
Autre exemple de comparaison boiteuse : « Un porte-avions nucléaire coûte autant que 50 écoles ! »
Cette affirmation me fait penser à la blague du fils de mafioso, qui avoue à son père qu’il a échangé son revolver contre une montre. Son père rétorque: « ah oui ? Et quand on insultera ta mère, tu donneras l’heure ?! »
La comparaison hasardeuse consiste parfois à tout relativiser, sur l’air de « vous êtes indécents à vous plaindre, quand on pense à ceux qui sont plus malheureux… »
Taisez-vous, chômeurs! Vous êtes indemnisés alors que vous pourriez être des agriculteurs ruinés.
Taisez-vous, agriculteurs ruinés ! Songez au sort moins enviable que le vôtre, des migrants…
Taisez-vous, migrants ! Votre malheur n’est rien à côté de celui des enfants-soldats.
Taisez-vous, enfants-soldats! Vos jérémiades sont indécentes au regard de vos congénères qui meurent de faim…
Lors du tremblement de terre en Haïti, un dessin –cruel- représentait des Haïtiens lisant un journal, et commentant : « les pauvres français, bloqués avec toute cette neige… »
La comparaison peut également toucher, la personne même dont l’on entend dénigrer l’action:
« Jude Law est bien gentil à venir soutenir les migrants à Calais. Mais que fait-il pour eux, lui avec sa maison de plusieurs millions d’euro et de 11 pièces, ne pourrait-il pas en accueillir ? »
Et vous, qui le critiquez, que faites-vous pour les migrants ?
Puisque vous semblez aimer les comparaisons, vous êtes semblables à ces animaux qui se moquent de la petite fourmi qui, face à un incendie, verse quelques gouttes de rosée sur le feu. La fourmi leur rétorque: « ça a l’air dérisoire, mais moi au moins, je fais ma part ».
Jude Law, parce qu’il est riche –grâce à son talent, il n’a rien volé-, se verrait donc disqualifié à se préoccuper du sort des plus démunis que lui ? Et à utiliser sa notoriété pour bousculer nos consciences ? –ce qui peut avoir davantage d’impact que l’hébergement de dix migrants dans sa salle de bains, si cela conduit à solutionner la tragédie de Calais et d’ailleurs…
La comparaison peut enfin se faire nauséabonde, lorsqu’elle consiste à « opposer » des malheureux, comme s’ils se faisaient concurrence…
« Pourquoi aider les migrants, on devrait commencer par s’occuper de NOS pauvres ! »
« Pourquoi envoyer de l’argent pour le séisme au Tibet, alors qu’on a des SDF dans nos rues… »
Jean-Marie le Pen ne dit-il pas, pour justifier la préférence nationale: « je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis ? »
Ce faisant, l’on en vient à justifier la xénophobie
Bien sûr, nous avons tous des cousines qui nous font préférer nos voisines et mêmes des voisines qui nous feraient préférer n’importe quel inconnu. Mais méfions-nous de la consanguinité ! Et doit-on en faire une règle absolue et privilégier le repli sur soi, par nature appauvrissant ?
Quand nous-mêmes avons été frappés par une vague odieuse d’attentats, n’avons-nous pas apprécié ces chefs d’états de tous pays défilant derrière la bannière « je suis Charlie ? » Ces manifestations de solidarité partout dans le monde, ces manifestations spontanées « Je suis Paris » à Berlin ou à New York, ce « Liberté Egalité Fraternité » en français dans le texte, dit par Obama, ces monuments parés de tricolore, du Christ de Rio à l’Opéra de Sydney, ces Marseillaise chantées dans un stade de Hockey à Montreal, devant l’ambassade de France à Madrid, ou sur un terrain de rugby anglais ?
Faut-il que notre raisonnement soit bien pauvre, pour qu’il ait besoin de comparer plutôt que de démontrer. Mes que voulez-vous, la culture, c’est comme la confiture: « moins on en a, plus on l’étale ! »
Oups. C’est contagieux, en plus !!