Aylan, Abdallah, Mourad et les autres
Quand on perd ses parents, on est orphelin-e.
Quand on perd son conjoint on est veuf ou veuve
Mais quand on perd son enfant, il n’y a pas de mot.
C’est donc non par les mots mais par l’image, que nous avons tous compati à la douleur d’Abdallah Kurdi, veuf de Rehan et père d’Aylan et de Galip.
L’image du petit Aylan rejeté sur le rivage par une mer déjà repue de sa mère, son frère et tant de ses compagnons d’infortune, a heurté nos consciences. Enfin ! Car la Méditerranée n’a pas attendu Aylan pour prendre des vies, d’hommes, de femmes, d’enfants.
Depuis des mois, des réfugiés s’entassaient sur des canots de fortune, à fond de cale de cargos poubelles, ou dans des camions. Avec, pour plusieurs centaines d’entre eux, la mort au bout du voyage.
Nous en étions informés, régulièrement.
Il aura fallu une image, une photo, celle d’un gamin de 5 ans tête-bêche dans le sable, sans vie, pour qu’enfin nous réalisions l’ampleur du drame qui se joue, quotidiennement, si loin, si proche.
Il ne le saura hélas jamais; par sa mort tragique, Aylan est devenu malgré lui un symbole: celui de cette horreur de guerre qui pousse des millions de personnes sur les routes ou sur les mers, n’ayant d’autre choix que la mort certaine là-bas ou la vie peut-être, ici.
Dans notre société de l’image, de symbole à icône, il n’y a qu’un pas.
Au nom d’Aylan, des milliers de réfugiés qui doivent nous trouver sacrément schizophrènes, ont été accueillis à bras ouverts, avec haie d’honneur et cadeaux, là où les barbelés, les chiens, les matraques, étaient leur sort et le reste d’ailleurs toujours dans certains états européens.
Nous avons été bouleversés par l’image de ce père, rongé par la douleur, préférant repartir à Kobané pour veiller sur les corps de ses deux garçonnets et de leur mère, plutôt que de rejoindre son Saint Graal canadien que compte tenu des circonstances, personne n’aurait osé lui refuser.
Puis le temps de l’image a passé.
Une autre rescapée de ce radeau de la méduse, qui a elle aussi perdu ses enfants, est venue donner une version sensiblement différente de celle d’Abdallah Kurdi. Le voilà non seulement victime, mais également désormais placé sur le banc des accusés. Il n’aurait pas été un simple réfugié, mais un passeur. Il aurait conduit l’embarcation depuis le début, et serait responsable du naufrage en conduisant trop vite.
http://www.lepoint.fr/monde/le-pere-d-aylan-accuse-d-etre-un-passeur-12-09-2015-1964151_24.php
Pourquoi cette femme l’accuserait-elle sans raison ? Qu’a-t-elle à gagner à écorner ainsi l’image sacrée du père de l’icône ?
La réaction d’Abdallah Kurdi à cette accusation a été de la balayer d’un revers de main: sans la confirmer ni l’infirmer, il s’est contenté de déclarer « j’ai perdu ma famille, j’ai perdu ma femme, j’ai perdu mes enfants, j’ai tout perdu, alors laissez-les dire ce qu’ils veulent ». Propos qui font étrangement écho à ceux que la rescapée accusatrice lui prête: « j’ai déjà perdu ma femme et mes enfants, s’il vous plaît, ne dites rien à la police ».
Mais l’essentiel n’est pas là.
Il n’est pas de savoir si Abdallah Kurdi était tout blanc, noir ou gris dans cette histoire.
Non, l’essentiel est dans la réaction de certains à la publication de cette information. Levée de boucliers pour défendre l’honneur d’Abdallah et à travers lui, de sa famille décimée.
(ironie grinçante) « Dans ce cas, évidemment, ses petits méritaient leur sort ! »
« C’est pour salir les victimes ! »
« Que le père d’Aylan soit ou non le passeur, est ce que cela enlève quoi que ce soit au sort des migrants ? »
Bien évidemment, non.
Abdallah Kurdi est et restera, quoi qu’il ait fait ou pas, un mari privé de l’affection de son épouse et un papa à la tendresse duquel ses enfants ont été brutalement et définitivement arrachés. Abdallah Kurdi comme il l’indique lui-même, a tout perdu et nous ne pouvons que compatir à sa douleur. Personne n’a « mérité » quoi que ce soit. Qu’il puisse être le passeur n’enlève rien à l’horreur de la mort d’Aylan ni de quiconque.
La question se pose alors, au regard des réactions indignées face à ce qui reste juste une information. Fallait-il donc censurer le témoignage de la femme rescapée accusant Abdallah ? Au nom de quoi ? Pourquoi cacher cette information et se contenter de la version d’Abdallah, même potentiellement inexacte ? Pourquoi une femme qui a elle aussi perdu ses enfants mais sans photo choc, serait-elle moins crédible que le papa dont l’image du corps échoué de son plus jeune fils a fait le tout du monde des journaux, magazines, et réseaux sociaux ?
Y aurait-il une douleur supérieure à une autre ?
Etre victime d’un drame familial vous rend-il intouchable, inattaquable, immunisé contre toute forme de contradiction ?
Votre témoignage devient-il de ce fait une vérité gravée dans l’airain, une « version officielle » dont il serait indécent et presque un crime, d’oser l’écorner ?
Les journalistes doivent-ils s’auto-censurer et privilégier l’émotion à la recherche de la vérité ?
J’ignore si Abdallah Kurdi a été ou non un passeur, et personnellement je n’en ai rien à faire. Cela ne change rien au sort des réfugiés ni à la nécessité absolue d’y apporter une solution humaine et efficace. Surtout, Abdallah Kurdi n’a nullement tenté de tirer parti de la situation: bien au contraire, il s’est toujours comporté avec dignité, et l’on sent l’homme effondré dans sa décision terrible, de retourner à son point de départ, pour y veiller sur les corps de la chair de sa chair. Cette volonté de se replonger dans la gueule du loup montre une résignation, voire un désir d’aller au plus vite rejoindre Rehan, Galip et Aylan.
Mais je ne dénie pas pour autant à des journalistes, le droit de faire leur travail qui est et doit rester, la recherche de la vérité. Dût-elle gâcher nos jolies fables ou jaunir nos images d’Epinal.
« La vérité, on s’en fout: nous tout ce qu’on veut, c’est raconter une histoire ! » m’avait un jour déclaré sans honte, le rédacteur en chef d’un grand magazine télévisé d’ »information ». Estomaqué, j’avais alors décliné fermement son « offre ». Je veux bien passer à la télé, mais pas à ce prix. Je suis avocat, pas acteur de sitcom.
Alors que des journalistes se démarquent de l’histoire pour chercher la vérité, je n’y vois aucune matière à scandale.
Cet attachement aveugle aux images dont on nous abreuve, cette sanctification des icônes que nous nous fabriquons, se retrouve dans des domaines moins dramatiques.
Nous mettons notre émotion dans la politique, le sport, le show-business…et nous apprécions tellement peu que l’on déboulonne nos idoles que si elles disaient que le ciel est vert, nous clouerions au pilori tout téméraire qui viendrait à s’aventurer à nous affirmer que non, il est bleu (ou gris).
Jeannie Longo ne peut qu’être innocente, parce que c’est une grande championne ! DSK ne peut qu’être victime d’un complot, il est tellement compétent ! Et Chirac, il ne faut pas le juger, il est trop sympa !
Qu’importe la réalité des faits, l’on forge son opinion sur une « aura », un charisme, une réputation…et malheur à qui ose renverser la statue !
Nous venons d’en avoir une terrible illustration avec la révélation de deux informations judiciaires en cours, l’une pour soupçons de dopage, l’autre pour escroquerie présumée à la sécurité sociale, visant certains joueurs du Rugby Club Toulonnais.
Son Président, Mourad Boudjellal, s’y connaît en business mais aussi en image. Il est également parfaitement conscient du fait qu’un supporter ne connaît pas, ou peu, le recul ou le jugement raisonné quand son club de cœur est critiqué. C’est ainsi que sur les réseaux sociaux ont fleuri diverses insultes et propos sexistes contre la journaliste de RTL qui avait osé sortir l’information des enquêtes en cours. La menace est allée jusqu’à l’éventualité de révéler publiquement son numéro de portable…finalement non mise à exécution.
Mais surtout, Mourad Boudjellal, comme il l’avait fait auparavant pour faire passer des messages politiques anti FN, a pris en otage des spectateurs d’un match de rugby, en faisant diffuser sur les écrans géants du stade Mayol de Toulon, des slogans moqueurs anti-RTL, cherchant à décrédibiliser le média par qui le scandale est sorti…
Comme il n’y a rien de plus bête qu’une foule, a fortiori de supporters, la plèbe ainsi manipulée l’a acclamé.
http://www.rugbyrama.fr/rugby/top-14/2015-2016/pharmacie-de-toulon-sur-les-ecrans-geants-de-mayol-boudjellal-s-est-encore-paye-rtl_sto4908027/story.shtml
Cela en dit long sur le pouvoir de l’image, et fait froid dans le dos.
Je vous souhaite donc de ne pas vous laisser gouverner par l’émotion ou par l’image, et de penser par vous-mêmes. Il en va de votre liberté.
« Vous pouvez éteindre la télévision et reprendre une activité normale », nous a dit pendant des années, une marionnette.
Signe des temps ? Elle a été retirée du programme.